Le mur et le seringa
Le
mur et le seringa.
J’habite un petit paradis pour qui sait le voir. Des
maisons et de petits immeubles entourés de jardins sont longés de routes
étroites ou de chemins tortueux. L’hiver, ici, est très court et on a des
fleurs même à cette saison.
Pourtant, au fur à et à mesure du temps qui passe, je
me rends bien compte qu’il est de plus en plus difficile d’admirer les
splendeurs des jardins privés : les maisons se vident de leurs occupants
parfois centenaires et sont alors occupées par des urbains soucieux de leur
tranquillité.
C’est ainsi que, pendant des années, j’ai pu quasiment
chaque jour de mai cueillir un brin de seringa quand je remontais des courses.
Il vivait tranquillement avec un vieux mur de pierres que certains auraient pu
qualifier de décrépi mais que je considérais comme un sage : combien de
passants avait-il pu voir remonter le chemin chargés de leurs cabas de
courses ! Il n’était pas très haut, d’ailleurs…. 1m50 à peu près, et légèrement affaissé à sa base. Quant au sommet, son parfait arrondi laissait penser que
de nombreuses générations de gamins y avaient pris appui pour faire le mur,
dans un sens ou dans un autre. Bref, c’était un mur sympathique et respectable.
Il vivait une histoire passionnée avec le seringa de
son jardin. Durant tout l’automne, il était nu. Peu à peu, réapparaissait qui
une tige, qui une feuille, jusqu’à l’explosion de milliers de fleurs blanches
et odorantes. Les branches fleuries se tordaient dans tous les sens, se
frottant le long du mur à qui mieux mieux. Et c’était beau. Et ça sentait bon.
De loin, on repérait déjà ce parfum exceptionnel. Dans la lumière du matin,
c’était vraiment un enchantement que de voir cela. Quand je descendais à la
messe, il n’était pas rare qu’en passant je me sois enfouie le visage dans le
seringa et j’arrivais à l’église avec du pollen sur le bout du nez – on m’en
faisait la remarque en souriant : la voilà encore qui est allée respirer
les fleurs !- ou, quand j’allais déjeuner chez les sœurs, je cueillais au
passage une petite branche pour la leur offrir. Un jour même, j’avais sans le
vouloir cueilli une branche à trois petites tiges qui, une fois installée dans
le petit vase de Sœur B., nous avait offert l’image d’une croix. On l’avait
placée devant l’icône du St Esprit dans le petit oratoire.
Cueillir des petites branches était mon habitude
depuis le jour où, enfin, j’avais pu voir l’occupante de la maison qui
ressemblait à son mur et à son seringat : bien vieille mais bien plus
vivante qu’un tas de jeunes gens réunis. J’avais ralenti mon pas jusqu’à
m’arrêter devant le portillon. Elle-même avait suspendu son balayage en me
voyant. Je lui avais dit bonjour. Elle m’avait répondu aimablement. Donc, je
m’étais enhardie à lui demander si je pouvais cueillir un petit bout de
seringa. J’étais déjà prête à me justifier : c’est si beau, cela sent si
bon, j’aime tellement le seringa, cela me ferait plaisir, je n’en cueillerai
jamais qu’un tout petit bout, et encore pas tous jours. « Mais bien sûr,
avait-elle répondu. Il m’en restera toujours ! » Je l’avais remerciée
chaleureusement et la bavarde invétérée que je suis n’avait pu s’empêcher
d’expliquer combien j’aimais le seringa – mais que je n’arrivais pas à me
décider pour savoir qu’elle était la fleur que j’aimais le plus : le
seringa, le lilas, le mimosa, la glycine – à moins que ce ne soit le rosier
grimpant que j’avais dans mon propre jardin. Au mot rosier son attention
s’éveilla et nous parlâmes un long moment de nos jardins respectifs.
Et donc voilà, je cueillais du
seringa sans scrupule. Jamais plus d’une petite branche à la fois. Et toujours
avec beaucoup de recueillement. Ce furent de belles années. Un jour, la maison
fut fermée. La dame était allée vivre ailleurs, dans un monde que j’espérais
encore plus fleuri que son jardin. La maison fut vendue. De nouveaux occupants
arrivèrent, encombrant le chemin de leur quatre-quatre rutilant. Je compris
tout de suite qu’il ne leur suffirait pas d’avoir un papier leur attestant
qu’ils étaient propriétaires des lieux : il leur faudrait tout casser pour
tout refaire. Et c’est ce qui arriva. Après avoir supprimé les fenêtres à petits carreaux par des baies vitrées devant lesquelles ils placèrent de grandes lampes de salon
beiges, ils enlevèrent les volets en bois pour en
mettre en pvc. Ils refirent le toit, faisant jeter par des ouvriers placides des
tuiles aux reflets mordorés qui avaient fait leur travail de tuiles durant des
siècles. Puis, ils s’attaquèrent au mur. Ils le détruirent. Oh, ils en
gardèrent une petite hauteur de vingt-cinq centimètres dans lesquels ils firent
planter des pieux en fer pour soutenir de grandes plaques de fer, bien hautes
et bien opaques, qui furent peintes en gris clair. Il fut désormais impossible
de regarder le jardin. Bien sûr, le seringa fut arraché car il fallait faire de la place - l’époque des travaux
coïncida avec la floraison de l’arbuste : avant que les plaques de fer
furent posées, je vis s’amasser des branches et des branches fleuries et
flétries qui devinrent, au fur et à mesure des travaux, un tas d’ordures sur lequel
tout ce qui devait être jeté fut posé. Une benne emmena tout cela, un jour, à
la déchetterie. Quand tout fut bien terminé, le portail, automatique, fut
fermé. On put y voir, bien centré, un autocollant demandant à ce qu’on ne se
gare pas devant cette porte svp merci.
L’année suivante, en passant devant la maison pour
aller faire les courses, je ne cueillis plus de seringa. Comme c’était lisse,
cet endroit tout blanc ! L’année
d’après encore, et encore, et encore. Rien que du fer aveuglant dans le soleil.
Il y a quelques jours, pourtant, j’entraperçus, timide
mais bien vivante, une petite feuille dépasser du nouveau mur. L’espoir
s’éveilla en moi et je trouvai n’importe quelle occasion pour redescendre et
longer le mur de fer. A chaque passage, je regardais, jetant un regard
encourageant sur la petite feuille. Elle fut bientôt rejointe par d’autres. Et
je me mis à rêver que le seringa, habitué à regarder dans la rue pour voir ce
qui s’y passait, allait reprendre de sa vigueur, se hisser et se pencher vers
moi pour m’offrir de ces fleurs embaumées. Oui, je suis sûre qu’il serait le
plus fort – plus fort que l’esprit étroit des nouveaux propriétaires qui
veulent bien habiter une campagne si elle est propre et rectiligne et qui,
surtout, ne savent rien offrir à leurs voisins, même pas du parfum.